Éviter les pièges du langage
« Les problèmes philosophiques surgissent lorsque le langage est en roue libre »
Les problèmes liés à l’utilisation langage sont courants dans les discussions intellectuelles et plus particulièrement en philosophie. Le philosophe et psychologue William James racontait ainsi l’anecdote suivante1 : lors d’un séjour en montagne avec des amis, un débat est lancé. La controverse concerne un scénario fictif dans lequel un écureuil est agrippé à un tronc d’arbre et un homme se situe de l’autre côté du tronc d’arbre. L’homme essaye d’observer l’écureuil en se déplaçant autour de l’arbre, mais l’écureuil se déplace constamment pour rester à l’opposé du tronc. La question philosophique qui divise les participants émerge alors : l’homme tourne-t-il autour de l’écureuil ?
Voici le genre de désaccord qui ne concerne pas les faits observables mais uniquement le langage : et plus précisément ici la sémantique, c’est à dire le sens des mots (le sens de “tourner autour”). Mettons de côté cette histoire d’écureuil, dans cet article je vais donner quelques astuces pour identifier des pièges courants liés au langage.
Le véritable sens des mots enfin dévoilé !
Commençons par une réflexion théorique : comment découvrir le véritable sens d’un mot ? Dans ses dialogues, Platon mettait en scène des personnages débattant de la véritable essence, la définition pure des concepts : la Vérité, le Courage, la Justice etc. La vraie définition d’un mot était considérée comme un ensemble de conditions nécessaires et suffisantes, et cette approche est longtemps restée populaire. On peut pourtant voir des limites à cette idée. Par exemple si on se demande quelle sont les conditions nécessaires et suffisantes à la définition du mot “jeu”, on peut tenter de dire : tous les jeux sont des activités amusantes avec des règles définies. Mais les enfants jouent parfois à des jeux sans règles prédéfinies, et il existe des “jeux sérieux”, ou encore le jeu du foulard qui ne sont pas spécialement amusants. On peut également être perplexe sur le fait qu’il existe des conditions nécessaires et suffisantes pour définir le mot “chauve” en terme de quantité de cheveux précise ou “tiède” en terme de température exacte.
Et contrairement à une idée commune, la vraie définition d’un mot n’est pas non plus celle spécifiée dans “le dictionnaire” : plusieurs dictionnaires compilent leurs définitions à partir d’usages déjà existants, et chaque dictionnaire a des méthodes et des choix éditoriaux qui lui sont propre.
Une nouvelle approche de la signification des mots devient populaire à partir de 1950 avec le philosophe Ludwig Wittgenstein :
Pour une large classe des cas où il est utilisé — mais non pour tous —, le mot “signification” peut être expliqué de la façon suivante : La signification d’un mot est son emploi dans le langage.2
Wittgenstein théorise que le sens d’un mot vient la plupart du temps de son usage dans un contexte social et linguistique précis. On sort d’une approche rigide du langage pour accepter que le sens d’un mot dans un contexte n’est pas forcément le même que le sens dans un autre contexte, et que tous ces sens sont liés de manière décousue : ils ont un “air de famille” entre eux. De plus, il devient accepté que certains concepts n’ont pas de limite claires : chauve, tiède, grand etc. Les mots flous ou vagues sont des termes qui ont leur utilité et restent tout à fait compréhensibles. Néanmoins certains termes ont bien une définition fixe : un physicien qui parle de masse ou de vélocité par exemple, ou un juriste qui différencie un adulte d’un mineur, utilisent des définitions techniques précises propres à leur domaine.
J’espère avoir réussi à suggérer que l’approche du sens des mots de Wittgenstein est sur la bonne voie. La relation entre les mots, leur sens et le monde réel reste un vaste sujet mais passons maintenant à des conseils plus pratiques.
Définir les termes
Pour penser de manière claire et précise, il faut utiliser des termes clairs et précis. C’est une démarche cruciale pour une réflexion rigoureuse, mais peut-être encore plus pour celles et ceux cherchant à adopter une approche philosophique, qui consiste souvent à faire un pas en arrière pour examiner minutieusement la validité et les limites d’une idée.
Par exemple, on comprend plus finement un problème si on distingue une augmentation du crime d’une augmentation du nombre de plaintes déposés, ou une augmentation des personnes malades d’une augmentation du nombre de personnes diagnostiquées. De plus, on peut facilement arriver à un dialogue de sourds quand on utilise des termes ambigus ou que chacun a sa définition en tête. C’est souvent le cas avec des termes politiquement chargés comme “laïcité”, “racisme systémique”, “démocratie” ou encore avec des concepts philosophiques comme “libre arbitre” et “conscience”. Toute discussion ou réflexion qui se veut productive et compréhensible doit définir clairement les concepts principaux en jeu, surtout lorsque ceux-ci sont source de malentendus.
Le problème, c’est que parfois le débat porte lui-même sur la bonne manière de définir un terme. Une approche consiste alors à essayer d’utiliser le concept d’une manière qui correspond à une utilisation réelle, par exemple en analysant des textes ou en faisant passer des questionnaires si vous êtes motivés. Une autre approche consiste à stipuler une définition. Néanmoins, cette approche peut se révéler rhétoriquement malhonnête si l’on impose une définition qui nous arrange mais que personne n’utiliserait. Stipuler une définition doit être justifié, par exemple en montrant que la définition décrit précisément un phénomène, aide à lutter contre une discrimination ou autre.
Attention aussi à ne pas commettre le sophisme de redéfinition, c’est à dire rendre un concept trop strict ou au contraire trop vague par rapport à son sens conventionnel pour se donner raison.
Alice : Bill Gates est sacrément riche.
Bob : ☝️🤓 Non il n’est pas riche, la plupart sa fortune est constituée d’actions.
Bob : Le racisme est un gros problème dans la police.
Alice : ☝️🤓 On a tous des biais, au final tout le monde est raciste.
Une autre technique rhétorique fallacieuse : une personne modifie une définition qu’elle a précédemment donnée et qui se révèle inadéquate, en insistant que c’est cette nouvelle définition qui était utilisée depuis le début.
Débusquer les ambiguïtés 🕵️
Un mot ou énoncé est ambigu lorsque que sa signification est incertaine parmi plusieurs sens possibles.
On parle de polysémie lorsqu’un mot a plusieurs significations possibles qui sont néanmoins liées entre elles. La polysémie est différente de l’homonymie : le mot “rose” désignant la couleur et “rose” désignant la fleur sont des homonymes mais ont des sens bien différents.
La polysémie est un piège classique si l’on passe d’un sens du mot à l’autre dans un argument par inadvertance (ou pire, de manière volontaire). Par exemple, voici différents sens que peut prendre le mot “conscience” et qui peuvent porter à confusion par leur proximité :
conscience [phénoménale], la capacité de vivre une expérience subjective
conscience [morale], comme dans l’expression “avoir la conscience tranquille”
conscience [de soi], la capacité à reconnaître le fait qu’on possède une conscience phénoménale
conscience [perceptive], la capacité de percevoir le monde et d’y réagir
Ou encore différents sens du mot “sexe” :
sexe [génétique], déterminé par les chromosomes
sexe [gonadique], déterminé par le fait de posséder des ovaires ou testicules
sexe [légal], inscrit sur votre carte d’identité
sexe [compétions sportives], défini par les critères d’un organisme sportif
Un glissement sémantique est une évolution du sens d’un mot, qui peut alors devenir ambigu ou polysémique. Dans des cas inoffensifs d’évolution du langage, un “vilain” désignait auparavant un paysan et une personne “chafouine” était sournoise. Mais dans d’autres cas, le glissement sémantique est une tactique pour détourner le sens d’un mot et tromper le public : difficile de croire que la “République populaire démocratique de Corée” de Kim Jong-un soit très démocratique ou que les animaux “élevés en plein air” gambadent dans de vertes prairies3.
Il peut également exister des ambiguïtés entre sens propre et sens figuré : par exemple certaines personnes religieuses défendent que les textes religieux et l’existence de Dieu ne sont pas strictement vrais et à prendre au sens propre, mais ont une valeur poétique. Face à cette conception, demander des preuves ou des arguments qui démontreraient l’existence de Dieu n’est alors pas pertinent.
Bien manier le jargon
Le jargon désigne le vocabulaire technique propre à un sujet : par exemple le terme “framework” dans le domaine de la programmation ou “épigénétique” en biologie. L’avantage du jargon est d’avoir à sa disposition des mots ayant un sens bien précis. L’inconvénient est de rendre un discours plus alambiqué et moins accessible. Pire encore : si vous laissez un petit groupe d’universitaires discuter entre elles / eux pendant trop longtemps, on peut soupçonner qu’elles / ils peuvent en arrivent à produire des textes si jargonneux que ceux-ci ne seront alors compréhensibles que par une poignée d’initié·es et à jamais incompréhensibles pour le commun des mortels4. Wittgenstein nous mettait ainsi en garde contre certains débats interminables des philosophes dont l’origine est purement linguistique :
La philosophie est un combat contre l’ensorcellement de notre entendement par les ressources de notre langage.
Le jargon est donc une ressource utile, mais uniquement quand il permet de transmettre un niveau de précision pertinent au propos. Apprendre à s’exprimer de manière claire pour se faire comprendre par des personnes non initiés et une bonne manière de confirmer que ce qu’on exprime a réellement un sens.
Méthode critique : l’inintelligibilité
Pour terminer, voici une méthode critique intéressante : attaquer un énoncé sur la base qu’il est inintelligible, c’est à dire incompréhensible ou dépourvu de sens. Cette méthode a été utilisée par différents courants de philosophie, comme les positivistes logiques ou les pragmatistes, mais je vais ici détailler la méthode en lien avec le courant de la philosophie du “langage ordinaire” (en tout cas comme je la comprends).
Pour les philosophes du langage ordinaire, les utilisations ordinaires des mots sont les bonnes utilisations. “Utilisation ordinaire” désigne ici non pas une utilisation courante ou répandue mais une utilisation qui est acceptée, comprise ou mise en pratique dans une situation de vie concrète, et non dans des spéculations abstraites. Les termes philosophiques, quand ils sont détachés de tout contexte social ou empirique, prennent donc le risque d’être inintelligibles.
Voici des exemples de dialogues soulignant un potentielle inintelligibilité des concepts :
Philosophe : “Peut on jamais atteindre la Vérité ?”
Non-Philosophe : "Oui, par exemple il est vrai que j’ai du jus d’orange dans mon frigo et que Paris est la capitale de la France”
Philosophe : “Non, tu ne comprends pas… je cherche la Vérité, celle qui est Absolue et Éternelle”
Non-Philosophe : “Je ne comprends pas ta conception de la vérité et je ne pense pas qu’elle corresponde à mon utilisation du mot.”
Philosophe : “Il n’existe aucun objet matériel”
Non-Philosophe : "Pourtant je suis entouré d’objets physiques composés de matière comme une chaise ou une table, non ?”
Philosophe : “Non, l’essence de ces objets n’est pas une substance matérielle…”
Non-Philosophe : regard incrédule
Vous pouvez imaginez d’autres cas avec des énoncés philosophiques comme “Le temps est une illusion”, “La connaissance est impossible”, “Il existe des objets non-existants“ etc.
Cette critique plutôt radicale de la philosophie n’est pas particulièrement populaire chez les philosophes (allez savoir pourquoi). Je pense néanmoins qu’elle peut être pertinente et soulève des réflexions intéressantes.
C’est la fin de cet article. Un petit récapitulatif des conseils présentés :
Il est souvent inutile de chercher la véritable définition d’un mot, il vaut mieux considérer que la plupart des définitions s’appliquent seulement à un contexte précis
Définir clairement ses termes
Défendre une définition quand elle est contestée plutôt que la stipuler sans justification
Être attentif à l’ambigüité (signification incertaine d’un mot) et à la polysémie (plusieurs significations proches possibles pour un mot)
Utiliser le jargon quand c’est nécessaire mais pas au delà
Connaître la critique de l’inintelligibilité des philosophes du langage ordinaire, qui consiste à évaluer si le sens d’un concept issu de discussions abstraites a réellement un lien avec le sens de ce même mot dans des situations concrètes, ou si c’est un non-sens.
J’espère pouvoir moi-même appliquer correctement tous ces conseils à l’avenir.
Une anecdote amusante pour finir, c’est que malgré toutes ses bonnes idées qui permettent de clarifier notre compréhension du langage, Wittgenstein n’avait pas un style d’écriture particulièrement clair et compréhensible.
Sources et ressources
Cet article se base librement sur le chapitre “Watch Your Language” du livre How to Think like a Philosopher écrit par le philosophe Julian Baggini.
AMBIGUÏTÉ | Dictionnaire de l'argumentation 2021
Ordinary Language Philosophy | Internet Encyclopedia of Philosophy
Vidéos de vulgarisation
James. Pragmatism (1907)
Wittgenstein. Recherches philosophiques (1953)
https://www.rue89strasbourg.com/agriculture-elevages-volailles-plein-air-176991